ConscienceConscience, conscience… Laisse-moi donc tranquille un seul instant.https://www.youtube.com/watch?v=P7i7frH7ja8-C'était encore ce cauchemar que je faisais depuis le jour où le royaume a été détruit. Ce cauchemar où je t’imaginais te faire encerclé puis écrasé par cet entassement de Ren'Kai s'esclaffant à chaque bouffée d'air que tu prenais difficilement sous ce tas de corps aux aspects de démons. Le même où je voyais les flammes brûler les maisons de bois et faire de ces habitations les bûchers des villageois n’ayant pas pu s’échapper. Je me rappelle précisément le ton que tu avais pris pour me dire de fuir avec le village. J’avais parfaitement vu dans tes yeux que c’était la dernière fois que je te voyais, que c’était la dernière fois que je pourrais te voir. Je l’avais vu, tu avais même imaginé que je ne l’avais pas perçu et t’étais senti soulagé.
Je me trouvais juste en face de la tombe de mon père, Achille. C’était un membre de la garde royale décédé en voulant défendre le royaume où la majorité du village restant résidait auparavant. Il était mort… Bien que j’ignorais comment, vu que je n’avais pas été présent lors de son dernier souffle. Depuis ce jour, j’avais la manie de lui rendre visite le plus souvent possible pour lui parler. Je ne sais pas pourquoi, j’avais besoin de lui parler. Pourtant je savais bien qu’il était mort, qu’il n’existait plus, qu’il ne m’entendait plus. Mais je m’efforçais de lui parler. Cela me consolait et me réconfortait assez. Cela allégeait ma conscience, entre autre. Et cela me persuadait que nos liens étaient conservés, en quelque sorte, que je pensais toujours à lui, même après sa mort…
-Papa, tu avais tort, j’ai tout vu dans ton regard. Je savais que tu allais mourir, et pourtant j’ai continué. J’ai continué parce que tu me l’avais ordonné, papa, pas parce que je le voulais, parce que tu me l’avais ordonné. Évidemment Eva ne l’avait pas compris, elle n’avait pas le talent de percevoir les émotions des autres dans les gestes des personnes. Tu savais pourtant que j’avais ça en moi, papa, alors pourquoi est-ce que tu as crû que je pouvais penser une seule seconde que tu allais survivre… ? Tout ces mensonges pour qu’au final je me retrouve dans cette posture indélicate. Gérer un village entier, comme si le roi avait à peine su le faire. Tout ce qu’il avait fait, cet imbécile de roi, c’était bien de s’enfuir avec quelques gardes et de laisser les autres faire le sale boulot.
Je frappai sur un caillou tout près de la pierre tombale, qui alla vagabonder encore quelques mètres plus loin derrière la tombe de mon père jusqu’à s’arrêter brusquement par un arbre fruitier.
-Je te déteste papa, tu as toujours été trop altruiste. Tu t’es toujours surestimé. Et maintenant, tu en as payé le prix fort.
Je déposai les fleurs en déposant une jambe à terre et en relevant l’autre jambe de sorte à ce que le genou soit orienté vers la pierre tombale. C’était un bouquet de fleurs bleutées, la couleur qu’il préférait par-dessus tout. Ça avait beau paraître insignifiant, ça l’était nullement pour moi. Je n’allais pas fleurir sa tombe avec des fleurs qu’il détestait, après tout.
-Et moi aussi. Murmurai-je en contenant mes larmes par fierté.
C’était purement par fierté et par peur que l’on me découvre comme étant quelqu’un de faible. Qu’allaient-ils penser de moi si je pleurais ? Probablement que je n’étais pas à la hauteur de mon rôle, ce qui était le cas.
Je me relevai rapidement et essuyai le bord de mes paupières pour ne pas qu’ils se munissent d’encore plus de larmes. C’était un endroit retiré, de toute manière. Il y avait peu de chances que l’on me retrouve ici à pleurer. C’était dire si Eva savait où j’allais, à chaque fin de matinée. Je ne voulais pas qu’elle vive ça avec moi. C’était inenvisageable, elle avait l’air si heureuse, si optimiste… Elle semblait avoir repris goût à la vie, et je ne voulais pas qu’elle replonge dans la tristesse et la douleur. Je ne serais pas sûr de pouvoir remonter la pente en la voyant si triste.
Je m’en allai enfin après avoir retiré ma lame que j’avais volontairement enfoncé dans la terre. Je partis, le cœur serré, l’esprit quelques peu allégé par mes remarques quotidiennes et répétitives. Je descendis de la colline où l’on avait enterré la quasi-totalité des morts retrouvés au combat et rentrai au campement. Je marchai à pas lent pour que mes yeux retrouvent leur éclat gris, démunis de veines rouges indiquant clairement des larmes récentes. Par peur que mes yeux n’aient pas retrouvés leur état naturel, je me dirigeai avec hâte jusqu’à ma tente et me ruai sur mon oreiller tendre et mes couvertures qui faisaient de l’endroit étroit dans lequel je passais mes nuits quelque chose de confortable.
À peine m’étais-je faufilé dans ma tente qu’une jeune femme posa son œil indiscret vers l’intérieur de ma « résidence ».
-Monsieur Aymeric ?
La jeune femme ne semblait pas vouloir entrer, probablement par peur de violer mon intimité, bien qu’elle était déjà en train de le faire en regardant par la seule ouverture qu’offrait l’entrée.
-Qu’y a-t-il ? Entrez donc.
C’était la femme qui tenait la taverne. Elle avait l’air plutôt inquiète. Sans doute était-elle venue me demander quelque chose, je ne pouvais pas deviner tant qu’elle ne m’en avait pas parlé.
-Ce sont nos ressources, Monsieur. Nous n’en avons presque plus. Nous sommes à court de nourriture, et même la réserve d’eau est vide…
Cela me semblait étrange. Nos réserves hydriques, déjà vides ? Je venais d’envoyer des nouvelles recrues chercher de l’eau il y a de cela quelques jours. Je ne comprenais pas comment un phénomène aussi étrange était possible.
-Comment l’eau a-t-elle pu se vider aussi rapidement ? Demandai-je, curieux.
-E-et bien… Il y a une possibilité que l’un des villageois s’est approprié toute l’eau durant la nuit…
-J’irai mener mon enquête dès que possible. En attendant, faites comme vous le pouvez pour servir vos clients.
-Merci infiniment, Monsieur Aymeric. Lança-t-elle, rassurée. Vous êtes vraiment digne de mener la Nouvelle Tribu.
Elle s’en alla alors en saluant d’un simple geste sans même attendre de réponse. Digne d’être le meneur de la Nouvelle Tribu ? Je n’étais pas aussi convaincu. Je me contentais de faire du mieux que je pouvais. Une autre personne entra, comme si elle avait attendue que la tavernière sorte pour débarquer à son tour dans la tente.
-Monsieur Aymeric, excusez-moi de vous déranger…
J’avais horreur que l’on m’appelle « Monsieur ». Je n’avais que vingts-sept ans, après tout, pourquoi m’appeler « Monsieur » et pas « jeune homme » ? Cela était sans aucun doute lié au fait que j’étais celui qui dirigeait la Nouvelle Tribu. Enfin, c’était encore raisonnable, j’avais déjà entendu des choses pires du style « Votre Excellence » ou « Votre nouvelle Majesté ».
-Oui, que voulez-vous ? Demandai-je à cette nouvelle tête que je n’avais encore jamais vue auparavant.
Il était plus âgé que moi et présentait des cheveux coupés au bol et une moustache imposante en dessous de ses narines. Cette tête semblait intimidée par la personne que j’étais. Pourtant, je ne faisais pas si peur que ça, si ?
-Il y a un prédateur étrange qui rôde près de notre campement. Peut-être serait-il raisonnable de l’achever tant que nous le pouvons, ou de faire des rondes de nuits afin de préserver la sécurité des villageois ?
-Très bien, j’engagerais des recrues pour mener des tours de gardes. Vous n’avez plus à vous en faire.
-Merci Monsieur, merci. Fit-il avant de disparaître dehors.
C’était souvent comme ça. Ce n’était pas bien dérangeant, mais je n’avais presque plus de temps libre, quand je voulais en trouver dans ma tente ou me reposer quelques instants. Je n’avais pas non plus l’envie ni le courage de refuser la demande d’aide d’une personne. Ce n’était pas dans mon tempérament, en tout cas. Il fallait que je change impérativement si je ne voulais pas me faire dévoré par les villageois eux-mêmes…
La nuit tomba bien plus vite que prévu, après tout, le temps passe vite quand on est occupé. Je traînais à dormir. Mon corps ne voulait pas succomber, apparemment. Je n’avais pas envie de dormir, à une heure aussi tardive. Je me levai des couvertures et sortis alors de ma tente pour prendre l’air, et espérer trouver le sommeil par la suite. Sterna se trouvait devant ma tente, prête à entrer.
-Tiens, que fais-tu debout à une heure aussi tardive ?
-Je suis désolé, Aymeric. J’étais venue pour déposer le rapport de la mission au cas où vous seriez encore debout. Je ne pensais pas vous réveiller, pardonnez-moi.
Enfin quelqu’un qui m’appelait uniquement par mon prénom. Ça avait sonné si joliment dans sa bouche que je laissai quelques instants un grand vide pour apprécier le son angélique provenant de ses cordes vocales. Je me repris dès que je me rendis compte que je rêvassais.
-Euh non, tu ne m’as pas réveillé, je te rassure. Je n’arrivais pas à dormir.
Elle me tendit un rapport de mission qui semblait très complet, que je me devais de lire dans les plus brefs délais pour ensuite le classer et m’en débarrasser au plus vite. J’avais horreur de trier tout les papiers pour conserver un certain ordre dans le village. Après tout, en quoi est-ce que c’était réellement utile, de conserver des traces des missions et de toutes sortes d’autres faits ? Je ne savais pas, après tout je n’étais ni un roi, ni un gouverneur.
-La mission s’est assez bien passé, cependant…
Sa voix avait été cette fois-ci chargée de regrets. Je l’avais bien senti, lorsqu’elle déglutit à la fin de sa phrase.
-Que s’est-il passé ? Demandai-je en déposant involontairement ma main sur son épaule. Quoiqu’il y ait eu lors de la mission, sache que ce n’est nullement ta faute.
C’était assez tiré par les cheveux de dire une chose pareille alors que je ne connaissais même pas la cause ni la conséquence.
-Merci… Fit-elle timidement. Mais… Un homme est mort, au cours de la mission.
J’attendis quelques instants pour regarder les traits de son visage et l’éclat sombre de ses longs cheveux noirs, rassemblés en une longue queue de cheval, ce qui dégageait parfaitement ses oreilles pointues. Elle semblait tenter de découvrir ce que je pensais de la situation. Finalement elle n'en conclut rien, si ce n'est que j'avais baissé la tête vers le sol pour ne pas qu'elle découvre mon air surpris et désolé.
-Comment est-il décédé ?
-Mordu et blessé gravement par un Garogongo. Il est mort sur le coup, à priori. Il s’appelait Lance Feelamonn. Il avait une femme et un fils.
Je refermai ma main sur l’épaule frêle de la jeune demoiselle. Un autre mort, au campement. La population ne s’arrêtera donc jamais de s’éteindre à petit feu ? Je me repris rapidement lorsque je me rendis compte que j’étais probablement en train de la blesser.
-E-excuse-moi. J’irai voir sa famille dès que possible demain matin.
Elle s’en alla alors en direction de son habitation respective. Je retournai moi aussi dans ma tente. Cette annonce m’avait achevé. J’avais failli à ma tâche, amener des villageois avec eux avaient été une mauvaise idée. Je me sentais réellement coupable, par ma faute cet homme était mort. Sa famille, comment allait-elle donc faire pour vivre avec ce fardeau ? C’était une épreuve insurmontable, je le savais bien…
-Ce n’était pas de ta faute, Aymeric. Lança soudainement une voix juvénile et féminine.
Je m’allongeai sur le dos pour voir qui avait prononcé cette phrase. C’était Evangelyne.
-J’ai tout entendu. Lança-t-elle en se tenant les mains comme si elle s’en voulait d’avoir écouté.
Elle vint s’asseoir ensuite à côté de moi, en retenant ses jambes pliées grâce à ses bras qui les entouraient.
-Tu ne peux pas sauver tout le monde, frangin. Des gens meurent, d’autres naissent… C’est le cycle de la vie. C’est comme ça, on peut rien y faire.
Elle s’allongea ensuite à côté de moi, comme si elle était épuisée.
-Ça te dérange si aujourd’hui je dors avec toi ? Demanda-t-elle, souriante. Ta tente est beaucoup plus grande et aérée que la mienne.
J’hochai la tête pour annoncer qu’elle pouvait rester cette nuit. Elle se retourna alors en attrapant un des petits oreillers à disposition pour ensuite se mettre dos à moi.
-Bonne nuit, frangin. Fais de beaux rêves.
J’attendis un moment en regardant le sommet de ma tente, la main posée sur mon ventre mis à nu parce qu’il faisait trop chaud. Je lançai un dernier coup d’œil à Eva, ce qui me poussa à sourire inconsciemment. Tant qu’elle était vivante et en bonne santé, je ne pouvais qu’être heureux. Et si j’alourdissais ma conscience de tout les morts du campement, je ne tarderais pas à tourner l’arme à gauche moi aussi. Je me mis moi aussi dos à elle, et prononçai enfin les paroles qu’elle attendait probablement avant de réellement s’endormir :
-Bonne nuit, frangine…