Cédant sous les lacérations répétées du guerrier, sa veste et son pantalon finirent bientôt sur le sol. Ils restèrent un moment sur le sol avant de s'enfoncer dans le sang qui s'écoulaient d'eux encore quelques secondes auparavant. Haletant et nu, recouvert partiellement de sang, Aesir sentit néanmoins le poids sur ses épaules et sa poitrine disparaître. Un léger cliquetis résonna alors derrière lui et la porte restée jusque là fermement verrouillée s'ouvrit largement dans un très léger grincement.

"Sois humble. Tu as beaucoup à apprendre, sur toi, sur le monde, sur celui que tu appelles "ami"..."

Cette voix n'était absolument pas celle d'Yrys, ni celle de l'inconnu à qui il avait parlé plus tôt. Elle était millénaire, grave et tout en elle incitait au respect.

Cette voix... Je frissonne, et pas de froid. Je n'aimerais pas rencontrer celui qui vient de parler en ennemi. C'est plus puissant qu'Yrys ou son frère, bien plus encore, et sans doute bien plus ancien. Je me retourne et avance vers la porte, avec l'impression que la voix résonne encore dans ma tête, comme si je ne pouvais tout simplement pas l'oublier ou l'ignorer. Je m'arrête juste avant la porte. Apprendre plus sur moi-même et le monde... Et sur Yrys. Cette voix puissante et ancienne.. Serais-ce le père d'Yrys ? La Mort ? Je l'ignore. Mais je retiens ce que cette voix m'a dit, avant de passer l'encadrement.

En passant l'encadrement, le sang restant sur le corps du guerrier disparut simplement. A peine eut il le temps de s'en rendre compte que la porte claquait derrière lui.

"La voie des bêtes est la première de toutes les voies. L'origine. Les humains, les elfes... Ils oublient trop souvent qu'ils ont un jour arpenté cette voie."

Un monde entièrement différent s'étendait devant Aesir. Il s'agissait d'une forêt brumeuse et marécageuse. Difficile de dire s'il faisait nuit où non, le ciel étant parfaitement gris et nuageux. De nombreux bruits d'animaux parvinrent à ses oreilles, tous différents... Une fine bruine tombait sans cesse, tachetant et rafraîchissant le corps nu du guerrier. Ses pieds étaient immergés jusqu'aux chevilles dans une eau boueuse et sur laquelle flottait nombre de de plantes mortes et vivantes. La mer de sang était loin... 

"Ici, seule la force du corps et de l'esprit t'apporteront ce que tu désir... Rien d'autre ne compte. Aucun rang, aucune armure ne te protégera. Tu es seul, tu es ton unique allier et le pire de tes innombrables ennemis..."

La voix continuait de déverser son long monologue dans l'esprit d'Aesir, incapable de l'ignorer. Elle s'insinuait en lui sans la moindre difficulté et s'imposait à lui avec une force irrésistible. 

"Tu souhaites te battre. Tu veux du sang. Le même sang qui a failli te noyer il y a quelques secondes... As-tu jamais pensé que se battre pouvait avoir plus de sens que de satisfaire tes pulsions...? As-tu jamais envisagé de te battre pour autre chose qu'un désir fugace et éternellement insatisfait ? Tu n'es rien. Ni un humain, ni un démon, ni un ange... Pas même un fantôme ou un prisonnier des enfers et encore moins une bête."

Un léger silence s'installa, la voix résonnant encore quelques instants. 

"Tu n'es rien. Tu n'es digne d'aucune des six voies. Une aberration grotesque. Un parasite qui tue pour tuer..."

Un autre silence, bien plus long. Cette voix continuait de peser sur lui comme une montagne... Il aurait pratiquement pu mourir sous son poids insoutenable...

"Seules les bêtes peuvent sortir d'ici... Malgré cette apparence tu n'en es pas une. Tu sortiras d'ici en bête ou ne sortira pas..."

Une poussée brutale dans le dos d'Aesir le projeta dans la boue devant lui. Il tomba à quatre pattes dans le marécage, recouvrant ses avant-bras, ainsi que la moitié de ses jambes, de l'eau sale et stagnante.

"Sois humble. La voie de la bête s'est ouverte à toi. Respecte là. Honore là..."

La voix se tut, définitivement cette fois, et le poids écrasant l'esprit du guerrier disparu soudainement, l'autorisant à réfléchir normalement...

Ça fait si mal.... Je reste ainsi, tremblant. Jamais je n'avais été pénétré ainsi. Nul n'avait dévoilé avec une telle justesse. Nul ne m'avait adressé ces mots ainsi, implacables et terribles. Et ces mots sont la vérité. Pulvérisant les barrières, oblitérant sans opposition ce que je croyais. Plus acéré que les flèches, plus perçantes que les lances, plus percutantes que les masses, les mots m'avaient mis à terre.

Je me relève, mes pensées défilant dans mon esprit aussi nuageux que le ciel. J'étais venu chercher des réponses... Mais je n'aurais jamais réalisés quelles seraient ces réponses. La voie de la bête... Suis-je donc encore moins que cela ? Je ne peux me voiler la face... "Sois humble". Je commence à comprendre... Enfin je crois... Honorer et respecter. Ces mots, je ne les connais que peu. Mais apparemment, il n'y a pas d'âge pour apprendre.

Je respire profondément et me met en marche. J'ignore si prendre une direction particulière possède un sens véritable. Mais j'avance prudemment, car si ce monde est celui des bêtes, alors il est certains que nombre d'entre elles seront carnivores.

Le guerrier, dorénavant bête, continua de marcher pendant ce qui lui sembla être des heures. Sa marche ralentie par la vase et les éventuels arrêts afin de discerner un prédateur à l’affût. Seuls quelques batraciens et petits mammifères daignaient se présenter à lui, et encore... Ils s'enfuyaient presque immédiatement. Il n'y avait a priori rien d'autre à voir... Rien d'autre qu'une immense et oppressante forêt... La faim finit par faire gronder ses entrailles et la soif lui dessécha la gorge. 

"Tu as toujours choisi la facilité. Tu préfères céder à tes pulsions pour ne pas te battre contre elles. Tu préfères confier aux autres le soin de t'entraver plutôt que de te maîtriser. Tu prétends être un guerrier, et pourtant, ton seul véritable ennemis tu le fuis... Un lâche, voilà ce que tu es..."

Alors que les paroles finissaient de résonner dans sa tête... La terre vibra tout autour d'Aesir. Après quelques secondes, un vers, gigantesque, large d'environ dix mètres, surgit du sol. Gluant et partiellement recouvert d'écailles, son imposante mâchoire dégoulinante de salive aurait aisément pu gober le guerrier en un instant.

"Alors fuis... Fuis comme tu sais si bien le faire..."

La fatigue, la faim et la soif pesait sur Aesir. Affronter cette chose était plus que déraisonnable à ce moment précis...

En moi se disputèrent deux choses. La première était l'instinct de survie. Affaibli comme je l'étais, ce monstre me dévorerais sans aucune difficulté. La deuxième, c'était un restant de dignité, couplé à une soif bien connue de combat. Je pouvais encore me battre. Je pouvais toujours attaquer. Mais si je me bat, je mourrais sans doute... Non, je ne peux espérer vaincre. Mais je ne peux pas fuir non plus ! J'ai assez reculé...

Je ressens pour la première fois depuis longtemps un aiguë sentiment de faiblesse, cette faiblesse qui me fait me haïr moi-même. Mais je dois faire un choix. Je peux fuir... Vivre, mais à quel prix... Je me revoit, face aux hommes. A ce moment, j'avais attaqué. J'étais assez fort, et l'exaltation du carnage m'avait donné la force de continuer malgré mes blessures... Mais cette force, face à ce monstre, je ne l'ai pas...

Je reste sur place. Même si je fuis, je mourrais sans doute rattrapé et dévoré par cette créature. Je dois me battre. Si je recule maintenant... Je ne pourrais plus jamais avancer. La fatigue, la soif et la faim me pèsent. Mais je choisi d'ignorer cela. Je préfère me battre et vivre peut-être que fuir et mourir à coup sûr.

Combattre... Pourquoi je cherche toujours à me battre ? Face à cette créature qui pourrait m'avaler sans effort, si vaste et puissante, j'ai encore choisi de me battre. Pourquoi j'ai refusé la fuite ? Alors que je sais que j'ai toute les chances d'y passer... La stupidité de ma décision m'apparaît clairement. Mais je ne veut pas fuir... Le mot me frappe comme un poing. Si, je fuis. Je fuis quelque chose de si vieux, de si ancien, que je refuse presque de m'en souvenir...

Ce jour là. Après avoir volé, quand je suis revenu. Ils m'ont accueillis avec de la méfiance, de la peur et de la colère. J'aurais pu les attaquer, alors qu'ils avançaient vers moi. J'aurais pu les déchiqueter, me frayer un passage de la force de mes jeunes griffes. Mais je n'ai pas voulu céder. Je ne voulais pas les attaquer, faire du mal à eux. Je les connaissais, ou plutôt je croyais les connaître. Mais ils m'ont mutilé. J'avais refusé de me battre, de combattre, et ils m'ont ! Je les ai tous tué. Je me souviens clairement à présent. J'ai brisé mes liens et je les ai lacérés, assassinées. Porté par une force décuplée par la haine, j'ai fracassé les portes, brisées les murs de bois, jusqu’à ce que je soit patauge dans une mer de sang.. J'ai ensuite perdu conscience, pour revenir à moi et partir, mes souvenirs comme verrouillés par l'intensité du massacre. Je ne pouvais pas supporter l'idée de mon inaction, de ce refus de me battre, qui m'avait presque tué...

Mais à présent, à quoi bon ? Se battre.... Je comprend l'inutilité de mon geste. Se battre, mais pas en vain. Je n'ai jamais voulu fuir. Fuir, pour moi, c'était comme ne rien faire. Et donc mourir, en acte sinon en esprit. Mais maintenant... Je vois surtout que je ne fais que fuir ce souvenir. Fuir le fantôme de ma décision passée. En attaquant maintenant, stupidement, j'aurais agi comme le drago-mage. je lui avait reproché d'être enchaîné au passé. Désabusé, je vois maintenant que celui dont les liens sont les plus pesant n'étais pas celui que je croyais... Je me retourne, et je cours. J'ai le cœur broyé, mais je me sens moins idiot. Ce combat, jamais je ne l'aurais gagné... Je serais mort pour rien. Pour un souvenir.

Le ver ne prêta même pas attention au guerrier qui fuyait au loin, déracinant un à un les arbres d'un puissant coup de mâchoire. Il ne prêtait aucunement attention aux autres animaux, ses larges dents visiblement destinées à broyer des troncs centenaires... Après quelques minutes de fuites, Aesir constata qu'il ne le poursuivait pas. Essoufflé en plus de la fatigue, de la faim et de la soif, le guerrier était toujours en vie. 

"Tu as fais le bon choix. Cette colère qui t'habite n'a rien à voir avec ces ténèbres surnaturelles. Elles s'en nourrissent au contraire."

La forêt s'effaça peu à peu et le marécage avec lui. Bientôt il n'y eut plus qu'un sol rocheux et de la neige à perte de vue. Le froid vint bientôt s'ajouter au supplice d'Aesir. Le monde devenu blanc et silencieux étaient soudainement devenu un nouvel ennemi.

"Combattre pour vivre est le lot de tous les mortels. Vivre pour combattre est une aberration, un insulte à toutes les créatures vivantes."

La neige, puis un fort vent, balayèrent à leur tour la plaine glacée. La température devenait dangereusement basse pour le guerrier dépourvu de vêtements.

"Nos adversaires ne sont pas toujours ceux que l'on croit. Savoir les discerner est une question de survie. Se battre ne consiste pas simplement à agiter ses membres. Parfois cela ne suffira pas, parfois la fuite est la meilleure arme, et parfois le combat prend une tout autre forme. Sur la voie des bêtes tous se doivent le respect car aucun n'est à l'abris d'une mort violente... Sois humble. Respecte la voie. Honore là."

Le froid... Es ce exprès ? L'hiver doit être la chose que je déteste le plus, parmi toute les saisons. La neige, la glace. Chaque hiver, je l'ai passé dans les forêts, loin de tout cela, survivant de peu. Non, je n'ai jamais aimé le froid... J'ignore comment survivre dans un tel environnement. Mis à part creuser le sol pour m'y faire un abri, je n'ai aucune idée de comment m'y prendre. Le vent glacé s'insinue peu à peu, et le froid mord à l'intérieur de ma chair. Je dois rechercher dans ce blizzard quelque chose qui puisse me permettre de supporter ce froid, ou sinon je vais finir en glaçon.

En avançant dans le blizzard, la neige lui montant jusqu'à la moitié des tibias, le guerriers sentit le peu de force qui lui restait s'amenuiser. La plaine blanche infinie finit par avoir raison du guerrier qui s'écroula sur le sol, incapable d'avancer davantage... La vie sembla quitter son corps et la neige s'accumula peu à peu sur lui, jusqu'à l'ensevelir entièrement. 

Après un long moment, il émergea de son sommeil dans ce qui ressemblait à une forme de cachot assez sombre. Une série de barreaux de métal rouillé se trouvait à sa droite, le reste n'étant fait que de roche sombre. L'endroit n'était éclairé que part une faible lueur provenant de l'extérieur de la pièce. Il s'agissait d'un feu très certainement ou d'une torche peut être... Divers bruits d’animaux résonnaient dans ce qui semblait être des geôles adjacentes. Clairement, Aesir avait été rangé dans une forme d'étable, ou en tout cas, avait été parqué comme un animal... En reprenant ses esprits, il constata d'ailleurs qu'un lourd collier de métal enserrait son cou.

Le froid... Brrr, je préfère ne pas ne pas m’appesantir sur ce moment. Le contact froid du métal me ramène au présent. Je me sens immédiatement révolté. Un collier d'acier, comme si j'étais un bestiau amené à abattoir ! Les barreaux semblent rouillés. Je regarde si la lumière me permet d'apercevoir l'extérieur, et la présence éventuelle d'une personne. Si il n'y a pas un chat, j'essayerais de briser ou desceller les barreaux. Mais d'abord, je tente de retirer ce maudit collier.

Ridiculement lourd et résistant, le collier de métal rudimentaire ne céda pas sous les lacérations successives. Il n'y avait rien à faire pour le moment... Quand à ce qui se trouvait à l'extérieur... Aesir en eut un bref aperçu lorsque une ombre fut projetée contre un mur non loin de là. Il s'agissait d'une forme gigantesque et particulièrement imposante, elle n'était définitivement pas humaine. La silhouette transportait ce qui ressemblait à un très long couperet menaçant. Disparaissant temporairement du champ de vision du guerrier, elle revint bien vite avec ce qui ressemblait à un humain dans une main. Le pauvre se débattait et hurlait, suppliant qu'on lui vienne en aide. Ses plaintes furent bientôt interrompues. Un chuintement de métal. Une giclée de liquide. Le silence retomba alors lourdement dans la petite cellule d'Aesir.

"Comment te sens tu ? As tu peur ? Tu n'es qu'un mort en sursis... Tu n'as aucun échappatoire. Mourir dans la neige, mourir dans la fuite, mourir comme du bétail... Peux tu ne serait-ce que faire la différence entre ces fins... Quel choix peux tu faire quand tu ne peux ni combattre, ni fuir... Quel choix te reste il ? Un choix que tu refuses d'envisager, un choix que ta rage t'as toujours poussé à ignorer..."

https://www.youtube.com/watch?v=aVxiUNnDPJ4

Je me recroqueville, effrayé par ces propos. Impossible de fuir, impossible de se battre... Quel choix es ce là ? Es ce vraiment un choix ? Il dit vrai, je ne vois nulle différence entre mourir dans la neige, mourir dans la fuite ou mourir comme du bétail. Non, je ne peux... Je ne peux pas comprendre. Je n'ai jamais été confronté à une telle chose. La mort au bout du chemin, quel que soit mes efforts ou ma volonté de vivre...Mes griffes raclèrent le sol de pierre lorsque mes mains se crispèrent. Je découvre ça, et je découvre la peur, la peur de voir toute les portes fermées devant moi. Je ne sais pas. Je ne sais pas... Je ne sais pas comment accepter l'idée de mourir, de mourir sans rien pouvoir faire...

Après ce qui lui sembla être une éternité, le guerrier entendit de lourds pas s'approcher de sa petite cellule. Le sol tremblait écrasé sous la masse improbable du monstre. C'était très certainement la fin pour Aesir. Il finirait dans l'estomac de cette chose immense d'ici quelques minutes. Il n'y avait aucune échappatoire, au mieux, il pouvait retarder l'inévitable s'il s'échappait et fuyait dans la neige... La porte grinça, laissant entrer dans une sorte de grognement joyeux, l'individu. Haut d'un peu plus de six mètres, recouvert d'une épaisse fourrure grise tachetée de points blanc, son museau porcin et le sang chaud suintant encore le long de son torse musculeux, le monstre avait tout l'air d'être le prédateur parfait pour ces contrés enneigées... Même si Aesir parvenait à fuir, il serait certainement rattrapé par cette chose...

Je ne sais que faire. Je me tiens, insignifiant, face à cette créature qui n'a fait d'un homme qu'une bouchée. Un monstre bien trop fort pour moi sans aucun doute. Pas de fuite ou de combat possible... Je ne peux rien faire...

Le géant attrapa Aesir par la taille et le souleva d'une main dans les airs. Écrasé sous la force de sa poigne, le guerrier se débattit un instant avant de recevoir de petits tapotements sur le haut de crâne, suffisamment pour l'apaiser ou du moins lui faire comprendre que les intentions de son geôlier n'étaient pas celles auxquelles il s'attendait. Il fut transporter ainsi, à quelques centimètres de la mâchoire puissante et exhalant une détestable odeur. Tous deux finir par émerger dans la pièce adjacente ou brûlait un large feu. Le monstre posa son captif sur une table, du moins pour Aesir cela ressemblait plus à un échafaudage au vu de la hauteur. 

-Pas bouger. Gentil. 

Sa voix rauque et guturale n'avait rien de particulièrement inquiétante, du moins il apparaissait évident qu'il n'avait aucune intention de faire du guerrier son prochain en-cas. Il tapota à nouveau la tête d'Aesir en souriant et s'en fut de l'autre coté de la pièce pour aller y chercher quelque chose.

Que ? Je chancelle, plus mentalement que physiquement. Je ne comprend qu'a moitié ce qui se passe. Mais apparemment, il ne compte pas me tuer. J'essaye de reconnecter ce qui se passe ici. Je me calme un peu et je touche de nouveau le collier de fer sur mon cou. Une indignation subite balaie une partie de mon apathie. Je ne suis pas un chien que l'on enchaîne et que l'on garde près de soi !

"Oh vraiment ?"

Le géant continuait de préparer quelque chose dans son coin, visiblement un repas dans un bol bien trop petit pour lui. Il était probablement destiné à Aesir.

"J'aurais cru que tu te serais satisfait de cette vie là, toi qui aime tant être l'esclave du monstre en lui. N'est-ce pas là quelque chose de plus agréable ? Plus de soucis, plus de contraintes. Tu n'auras plus à te battre, tu n'auras plus jamais faim ou froid. Tu auras toujours quelque chose prêt à te défendre et tu ne souffriras plus jamais de la solitude. Il est sans doute grand temps de te rendre compte qu'il n'y a aucune différence entre ta vie actuelle et celle-ci. Aucune. Des chaines d'acier ou d'esprit, ta prétendue liberté à laquelle tu es si attaché n'est qu'un mirage vacillant."

Le nouveau "maître" d'Aesir ramena ce qu'il avait préparé et le posa non loin de lui. Le bol en os contenait une forme de soupe grasse et fumante de laquelle se dégageait une odeur assez agréable. De petits légumes flottaient au milieu des larges morceaux de viande juteux.

Je frappe de toute mes forces le sol, envoyant voler le bol en os. Un torrent d'émotions contradictoires me submergeais, m'engloutissait. J'en émerge difficilement, mais je tremble violemment. Je ne peux plus me voiler la face. Quel que soit le point de vue que j'emprunte, ce que dit cette voix est juste. Être libre... Je n'ai donc jamais su ce que ça signifiait vraiment. J'ai toujours été l'esclave de ma malédiction, de ma propre folie, et à présent, je le vois. Je m'enfonçais sans m'en rendre compte dans ma bêtise et ma servitude. Et la voila qui me saute au visage, sous les traits de ce monstre et de ce collier de fer. Suis-je donc si bête ? Si sot ? Peut-être que oui. Mais je sais au moins que réparer ses erreurs est la première chose à faire lorsqu'on se rend compte qu'on les a commis.

"C'est bien. Te battras tu dorénavant ? Je peux t'aider, je peux te guider..."

Le monde vola en éclat, ne laissant que l'abysse étoilé qu'Aesir connaissait bien. Son collier avait disparu et ses vêtements étaient revenus, intacts et immaculés. Flottant dans l'espace, la sensation dérangeante et oppressante de la voie des bêtes avait simplement disparue, comme si un poids avait soudainement été retiré de ses épaules. Un sentiment de paix et de sécurité émanait de cet endroit. Soudain, une vague silhouette se matérialisa peu à peu devant le guerrier. Il s'agissait d'un homme, particulièrement agé, ses yeux et sa bouche caché derrière une barbe et une chevelure couleur neige ridiculement imposante. Ses habits ivoires étaient très proches de ceux d'Yrys, du moins ils semblaient l'être pour Aesir qui se remettait encore. Sa présence dégageait quelque chose de similaire, néanmoins la sagesse, encore plus que la puissance, émanait de lui.

"Accepteras-tu de te battre ?"

Le vieil avait visiblement prononcé ces mots à travers sa barbe et pourtant les mots continuaient de résonner en Aesir.

"Prends un moment pour te faire à cette idée avant de répondre. Avoir arpenté la voie des bêtes ne te dispense pas d'avoir à retenir et à appliquer ses enseignements. Si tu es incertain, une vie de familier te conviendrait sans doute mieux. Ce n'est pas une option à rejeter sans y réfléchir, de nombreuses créatures ont accepté cette idée et vivent un bonheur bien plus grand que nombre de leur congénères "libres". Prends ton temps..."

Le choix est plus profond que je ne l'aurais pensé. La vie de familier comporte des avantages, à vrai dire. Je n'ai pas à me battre contre mes pulsions, je peux fermer les yeux sur mes chaînes tant qu'elles gardent du mou, je peux même conserver l'illusion de la liberté. Mais je ne peux m'empêcher de me rappeler... Je me rappelle des cieux enivrant, d'un espace sans limite ni frontière. Un moment ou moi seul choisissait ou je voulais aller, ce que je voulais faire.

Maintenant que je suis cloué au sol, je n'ai plus ressentis cette sensation. A part maintenant. A cet instant, je suis le seul à choisir. Et je repense à ce que j'ai appris et subis sur la voie des bêtes. La dernière scène, avec le géant, m'avait frappé au cœur. Quel que soit l'apparence des chaînes, elles ne pèsent pas moins leur poids... Me lier aux autres n'est pas de l'aveuglement. Mais obéir sans chercher à comprendre... Je suis certain du moins que si je choisi de me battre, ce ne sera pas facile. Ce sera même le plus dur combat que je mènerais, un affrontement de tout les instants, sans trêve.

Je repense à Yrys. Mais l'amitié, du haut de ma faible expérience, j'en suis sûr d'au moins une chose. Elle doit ouvrir des portes, pas bâtir des prisons. J'espère qu'il comprendra. Je ne suis toujours pas sûr de comprendre moi même à vrai dire. Mais je suis certain que si je ne m'envole pas, si je reste attaché, je contredirais, à la lumière de ce que j'ai appris, tout ce que j'aspire à être. Je relève la tête, et hoche la tête.

- Je me battrais. Et...

Les mots sortent difficilement, mais je ne peux pas ne pas les prononcer. Pas devant cet homme, pas après ce que j'ai vécu.

- Merci... de m'avoir ouvert les yeux. Je tacherais de... ne jamais oublier ce que j'ai appris.

Le vieil homme acquiesça avec un large sourire. Quelque chose de profondément familier se dégagea de cette simple réaction.

-Tu n'as nul besoin de me remercier. Nous sommes amis après tout...

Il laissa entendre un rire assez grave quoi qu’étouffé par son imposante barbe blanche. Il commença à entortiller le bout de celle-ci autour de son doigt en attendant la réaction de son interlocuteur.

- Yrys ?

Je suis ébahi. Serait-ce vraiment lui ? Il est complètement différent.... Il est vrai que sa famille n'est vraiment pas commune. Mais de là à imaginer un très jeune garçon devenir un vieil homme... Je laisse échapper un petit rire. Je ne serais donc jamais au bout de mes surprises avec lui ?

L'intéressé continua de rire un instant avant de s'arrêter en se tenant l'arrière du dos d'une main. Il semblait s'être fait mal en s’esclaffant de la sorte... Son apparence ne semblait pas n'être qu'une illusion. 

"Aaaah..."

Il se redressa péniblement sourit de nouveau. Clairement, il était devenu indéniable qu'il s'agissait d'Yrys, sa présence familière et son apparente allégresse étaient si caractéristiques qu'elles balayèrent en un instant les doutes du guerrier.

"Tu as rêvé pendant très longtemps, je suis un peu fatigué..."